Le contenu de ce livre va surprendre plus d’un français de l’intérieur du pays. Ces Lorrains qui se mirent jadis au service de la maison d’Autriche ont-ils été assez nombreux pour constituer un groupe social « à part » ? Par quel accident ignoré de l’histoire ont-ils pu s’écarter d’une destinée légitime qui aurait été française ? Ces Lorrains déviés, pour ne pas dire dévoyés, ont-ils eu quelque parenté politique avec ces huguenots qui, à partir de 1685, quittèrent la France pour aller se réfugier auprès de l’électeur de Brandebourg, bientôt roi de Prusse, à Berlin ? Non, il s’agit d’autre chose. Ces Lorrains expatriés n’ont été ni des fugitifs ni des mécontents. Pour comprendre ce phénomène d’émigration presque furtive, il faut d’abord se remettre en mémoire une donnée historique un peu trop oubliée : jusqu’en 1737, la Lorraine fut un État indépendant, avec un duc souverain qui n’avait rien de commun avec les ducs à la française vivant à Versailles dont a parlé Saint Simon dans ses Mémoires. Le duc de Lorraine et de Bar avait une Cour souveraine et des baillis rendant la justice en son nom. Il exerçait pleinement son droit de grâce. Le duc avait sa monnaie propre, ses agents diplomatiques à Versailles, à Rome, à La Haye, à Madrid, à Vienne, à Londres. Dans les églises, les prières du prône étaient faites en son nom. Les fidèles prononçaient : Salvum fac Ducem alors qu’en France on disait : Salvum fac Regem. Le duc pouvait créer des offices, fonder des universités, ouvrir des foires et des marchés, anoblir ses sujets. Il possédait et exerçait sans restriction tous les droits régaliens connus. Ses sujets pouvaient s’expatrier où bon leur semblait, même chez les ennemis du roi de France, pourvu que le duc de Lorraine, seul maître chez lui, leur en ait donné l’autorisation. On vit ainsi au dix-septième siècle, presque au même moment, deux Lorrains authentiques prendre du service armé dans deux camps opposés : le maréchal de Bassompierre chez le roi de France, le feld maréchal François de Mercy chez l’empereur. On aurait bien étonné Bassompierre et Mercy si on les avait traités de transfuges, si on les avait accusés « d’intelligence avec l’ennemi ». L’un et l’autre appartenaient à la haute chevalerie lorraine. Or la Lorraine était trop petite pour eux. Comme Descartes l’avait fait lui-même, ils allèrent chercher un emploi auprès des souverains ayant besoin de leur épée, un point c’est tout.
Less